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Ma tribune dans le Monde – Projet de loi « Plein-emploi » : objectif insertion ou diversion ?

Publié le mardi 10 octobre 2023

Le projet de loi « pour le plein-emploi » est actuellement examiné par l’Assemblée nationale. Certains tentent de résumer l’intention par la simple transformation de Pôle Emploi par France Travail et le renforcement de la coordination des acteurs locaux de l’emploi à des fins d’efficacité de notre service public d’insertion et de l’emploi. Mais, en instaurant une nouvelle sanction dite de « suspension-remobilisation » et une conditionnalité de 15 heures d’« activité hebdomadaire », le gouvernement distille à nouveau la petite musique éculée selon laquelle les bénéficiaires du RSA ne sont pas suffisamment incités à reprendre une activité en contrepartie de l’allocation versée.

Or, qu’en est-il réellement de l’efficacité d’une politique du bâton en matière de retour à l’emploi ? Quittons le café du commerce pour s’appuyer sur des données empiriques et les retours d’expérience d’autres pays : rien ne prouve que les sanctions ont un effet positif sur l’insertion des personnes, au contraire.

Le Royaume-Uni, qui avait renforcé ses sanctions lors du Universal credit act, n’a enregistré aucune amélioration sur l’emploi. Pire, cette politique a eu des effets pervers en conduisant à la multiplication de candidatures inappropriées. En Finlande, une expérimentation a démontré qu’un revenu inconditionnel menait à un même niveau d’insertion qu’un revenu sous conditions, mais en évitant des dépenses publiques liées à la dégradation de la santé physique et mentale des allocataires. Prenons enfin l’exemple de l’Allemagne : les lois Hartz IV, qui ont durci le contrôle sur les demandeurs d’emploi et libéralisé le marché du travail, ont débouché sur une explosion de la pauvreté en Allemagne, engendrée par la prolifération des « mini jobs », ces emplois précaires payés au lance-pierre.

Les travaux d’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, viennent apporter une explication scientifique à ces échecs. Ils démontrent l’inefficacité et même l’aspect contre-productif du contrôle et de la sanction car ils ne lèvent en rien les obstacles au retour à l’emploi, et pire les aggravent en alourdissant les situations de pauvreté.

La réalité est que la grande majorité des allocataires de minima sociaux veulent retrouver un emploi, parce que le travail procure un sentiment d’utilité, de dignité, d’appartenance à la société.  Mais ce désir se heurte souvent à des équilibres familiaux précaires, avec des personnes dépourvus de solutions de garde pour leur enfant, d’autres qui s’occupent à temps plein d’un proche en situation de dépendance ou qui connaissent eux-mêmes des problèmes de santé lourds et invalidants. Il y a aussi la dévalorisation de soi, l’isolement social, la perte de compétences que provoque une inactivité prolongée. L’insertion sociale est donc bien souvent un corollaire indispensable à l’insertion professionnelle. Cela nécessite un accompagnement global, individualisé et au long cours, beaucoup plus efficace que de laisser planer le couperet de la suspension.

Alors le ministre du Travail, pour faire passer la pilule, affirme, la main sur le cœur, qu’un accompagnement renforcé sera assuré aux allocataires du RSA. On voudrait le croire. Mais, au regard des moyens humains et budgétaires aujourd’hui consacrés aux politiques d’insertion, on peine à en voir le début d’un commencement. Une récente note de la Fondation Jean Jaurès, réalisée notamment par le député socialiste Arthur Delaporte, estime le coût des 15 heures d’accompagnement par semaine et par foyer autour de 10 milliards d’euros !

Or, pour l’heure, le projet de loi ne comporte aucun vrai chiffrage, aucune estimation des moyens budgétaires massifs à déployer. En a-t-il seulement l’intention ? On en doute fortement lorsque ce dernier décide récemment de sabrer dans les subventions à l’Insertion par l’activité économique, de supprimer près de 15 000 contrats aidés, de diminuer les crédits du Plan d’Investissement dans les Compétences ou encore de réduire le financement de l’expérimentation des territoires zéro chômeur de longue durée. Autant de dispositifs qui avaient fait la démonstration, sur le terrain, de leur efficacité pour le retour à l’emploi.

Nous pensons pour notre part qu’une autre politique d’insertion et de retour à l’emploi est possible. Celle-ci suppose des moyens pour assurer un accompagnement global et inclusif pour tous, orienté à la fois sur la résolution des freins périphériques et la mobilisation des employeurs afin l’accélérer le retour à l’emploi. Pour bâtir la société du plein emploi, une politique d’insertion performante à l’échelle de chaque territoire doit mieux prendre en compte la parole et les projets professionnels des personnes concernées mais aussi mieux associer les entreprises dans une logique de cohésion sociale.

Mais avec ce projet de loi, le gouvernement semble davantage animé par des considérations idéologiques que pragmatiques. Car la stigmatisation des plus pauvres n’a jamais fait une politique de l’emploi efficace et pertinente. Elle est en revanche un bel objet de diversion. Plutôt que d’affronter la question des salaires et de l’augmentation des minimas sociaux, plutôt que de s’attaquer à la dégradation continue des conditions de travail, plutôt que d’apporter de véritables réponses à l’inflation, le gouvernement préfère dresser les plus modestes les uns contre les autres. Et à ce petit jeu, ce sont à nouveau les plus vulnérables de notre pays qui en feront les frais.